Ethno-fictions

Mon travail d’anthropologue est passionnant, avec déjà lors de mes études, un florilège de voyages, de découvertes et de rencontres, de quoi satisfaire une grande curiosité. Le monde est vaste. Une fois diplômée, je cultive comme une fleur rare cette passion de l’exploration de l’autre (de l’humain) qui m’anime, dans le domaine de la santé, et de la façon dont nous nous organisons, nous nous définissons ensemble par un assemblage de similarités et à l’opposé, de différentes façons. Pour être anthropologue, il faut maitriser l’art du sport solitaire pour pratiquer l’observation discrètement. Il n’est pas rare qu’au cours de rencontres interdisciplinaires, je ne sois d’ailleurs la seule, entouré de chercheurs, de juristes, de médecins formés au machine learning, d’algologues et de neuroscientifiques, de porteurs de solutions algorithmiques dans l’aide à la décision ou le diagnostic, des men in blacks de l’ANSSI, de chirurgiens plasticiens, de kinés, de neuro-chir, de cancérologues, de gueeks en informatique, de start-uppeurs développant de la réalité virtuelle, de directeurs de grands groupes, d’associations de patients, de médecins, certains pratiquent parfois l’hypnose thérapeutique, de directeurs de labos Pharma, Innovation Santé, Hébergeurs de données, etc. … Beaucoup de professions, pas beaucoup d’anthropologues. 

Mon histoire professionnelle fût donc souvent bâtie d’être la seule anthropologue dans une longue série de rencontres interdisciplinaires, où l’anthropologue au IIIème millénaire démontre de l’exotisme par du seul fait de sa présence. Un anthropologue est exotique, mystique, donne de la hauteur, n’est pas opérationnel. Permet de prendre de la distance. Tous ces adjectifs et d’autres confondus entre mon statut professionnel et ma personnalité je les ai entendus régulièrement, ponctuant ma présence et même quand je finissais par penser, par un quelconque enchantement que l’objet de l’anthropologie était moi-même. 

Ce biais fût probablement induit à mon sexe d’anthropologue, comme lorsque, par exemple, lors d’une rencontre professionnelle, un impudent débonnaire journaliste orgiaque (je le surnommais le Rupert Murdoch version belge) avait décrété que j’étais la Joséphine Baker de l’anthropologie. Rubbish. (Jamais je n’adopterai tant d’enfants.)

Mais également progressivement, à force de constituer une expérience d’études et de construire mon architecture de pensée et mes méthodes, de travailler sur tel ou tel projet pour une étude en santé, une industrie pharmaceutique, sur un plateau universitaire et technologique en France comme à l’étranger (Silicon Valley, Paris Saclay, Sydney CBD, Cambridge …), l’on m’emmena naturellement du côté du champ des innovations, autour de problématiques de compréhension des acteurs et des usages. Là où il ne suffit pas de poser des questions pour savoir mais d’observer les signaux faibles pour comprendre les besoins. 

Travaillant dans le vaste champ de l’innovation, appelée sur des sujets technologiques prometteurs, je débute une expertise transversale interdisciplinaire systématiquement à l’extérieur de ma « zone de confort ». (Mais j’aime ça.)

Ces travaux, accompagnés de leur production écrite et orale (conférence, rédaction scientifique, de chronique …) m’emmène à réfléchir sur la forme de la présentation de conférence dans la façon de rendre compte d’informations scientifiques sur des formats originaux. Si, selon moi, le format de conférence permet la rencontre et l’interaction d’acteurs qui ne se seraient pas rencontrés autrement, l’ennui et la redondance des outils de communication utilisés sont régulièrement de mise (je garde en tête l’utilisation Power Point millimétrée avec relecture à voix haute des slides qui défilent). Quel ennui, et ce, parfois, mêmes pour des sujets fascinants. J’imposais depuis quelques temps l’utilisation d’illustrations dans mes publications, en plus de la joie égoïste d’avoir des « collègues » à mes sujets et j’imaginais que l’image propose une porte d’accès directe à l’imaginaire, que les textes académiques ne font pas. Mêmes citésMêmes lus par des pairs. L’image est universelle, directement accessible à tous, tandis que le texte est enfermé dans les codes rébarbatifs de la langue. Le formatage de l’article scientifique c’est le corset du plaisir d’écrire et de lire à la fois. 

Régulièrement appelée pour des keynotes en conférences, on me demandait de donner « un peu de hauteur » à mes discours. Je suis grande pour une femme de ma génération – mon carnet de santé est aux anciennes courbes de croissance -, mais on ne me parlait ni de ma taille, ni d’un dressing code à avoir (chaussures à talon ou de mes baskets plates de start-uppeuse). 

Lors de l’organisation d’un évènement, des personnes se rassemblent pour le préparer, le budgétiser, réfléchir à la façon d’aborder des thématiques clés, de rendre compte de principaux enjeux de la discipline concernée ; de réunir des acteurs pour favoriser des échanges et générer une dynamique. Pour en faire un évènement pertinent et intéressant. Singulier. Pourtant, à la fin des rencontres, peu importe le caractère faste du lieu, peu importe la richesse du buffet et des goodies, on entend régulièrement des personnes qui ont l’habitude d’y assister les critiquer ; par exemple, sur le fait qu’elles n’ont rien entendu là d’original, que les orateurs ont enfoncé des portes ouvertes, qu’on retrouve les mêmes orateurs, les mêmes discours, les mêmes tout, et que c’était bien chiant. Difficile de se distinguer sur le plan qualitatif dans ce foisonnement d’évènements où rien ne se perd mais rien ne se crée. 

Je me suis posée la question du comment rendre compte de la forme des informations, pour qu’elles soient originales et captivantes, et contrebalancer l’« effet power point » soporifique (quelque fois neurasthénique encore renforcé par la somnolence post-buffet, voir suicidaire quand on vient de se faire larguer) des présentations qui s’enchaînent et souvent se ressemblent toutes, au moins sur la forme (au sujet du Dossier Médical Patient, sur le contenu aussi, le même depuis 20 ans). 

Et puis un jour, j’ai tenté d’écrire une « fiction ethnographique » en introduction d’une conférence, puis d’une deuxième. Et d’une troisième. J’étais un peu gênée mais je me suis amusée… et cela m’a plu. (Tout ça également à cause de ma trilogie de films ethnographiques de Jean Rouch et des mises en scène de son anthropologie visuelle.) 

Plus sérieusement, l’exercice de la prospection permet de se projeter dans un monde à la fois proche et lointain pour aborder un futur finalement très différent et très semblable entre rêves et cauchemars de l’évolution de nos sociétés. Cette approche ethno-fictionnelle, en position liminale entre réalité scientifique et imaginaire, est audacieuse. Une telle exploration appelle inévitablement à l’imprudence, rappelant les mots du philosophe des sciences « dans le règne de la pensée, l’imprudence est méthode » (Bachelard, 1972 :11). L’ethno-fiction permet de ne pas être identifiées en tant qu’acteur militant tout en ayant un support pour sortir de la réalité de façon critique. 

Après une conférence sur les vêtements connectés organisée par l’excellente association Aristote[1] sur l’école Polytechnique, j’ai recommencé une 2nde, une 3ième fois. 

Par la suite, j’ai eu la joie d’être sollicitée par des personnes présentes dans le public, pour me commander des conférences sous forme d’ethno-fictions ; pour les industries pharmaceutiques, pour des cabinets d’avocat dans le droit, pour la formation des médecins, pour le ministère de l’intérieur, dans la cybersécurité, par des spécialistes en Intelligence artificielle, à niveau académique et entrepreneurial, pour beaucoup de département recherche innovation et développement, pour des sites d’assureurs en ligne (MGEN, Nehs anciennement la MNH, …), des sociétés de médecine spécialisée (médecine vasculaire, cancérologie, étude et traitement de la douleur…), des journaux spécialisés (JIM, Up Magasine[2]) et grand public (Usbek & Rica[3]) ; enfin pour des formats d’émission radiophonique (France culture[4]). La vision à quelques décades dans le Futur devient un exercice de réflexion privilégié. Un petit pas de côté du cerveau rationnel pour aborder un champ des possibles avec un positionnement éthique à la clé. Immenses remerciements aux illustrateurs (Romain Bulteau, Ange B, Molongo, Etienne Leroux, Benjamin Courvoisier, Claire Castagnet, Chloe Warner)


[1] https://www.association-aristote.fr/un-check-up-de-lia-pour-la-sante-numerique-cest-grave-docteurs/

[2] https://up-magazine.info/en/technologies-a-la-pointe/intelligence-artificielle/35297-lincursion-de-lia-dans-le-champ-de-la-sante-pose-de-plus-en-plus-questions-cest-grave-docteurs/

[3] https://usbeketrica.com/fr/article/ethnographie-fictionnelle-du-couple-heure-numerique

[4] https://www.franceculture.fr/emissions/creation-air/wellness

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