L’hybride: c’est quoi?

Il neige (2013)
Il neige (2013)

L’HYBRIDE
L’hybride présente le corps biologique de l’homme, ensemble normal et handicapé, au travers de quelques organes et membres, de façon non-exhaustive, morcelée et déconstruite. Ce choix peut sembler paradoxal dans ce travail de sciences humaines, mu pourtant par la volonté critique de souligner et d’attaquer tout positivisme, et de considérer le corps humain comme un ensemble, et non dans le morcellement de ses parties.

Ma présentation cartésienne du corps humain ci-dessus, veut rendre compte de la façon contemporaine du traitement du corps humain en rapport aux techniques et aux technologies médicales, et plus exactement de l’émergence culturelle du corps hybride. Si celui-ci faisait référence à un imaginaire manga et/ou de science-fiction il y a quelques années, ce n’est plus le cas aujourd’hui, laissant place à la réalité débridée de la production des techniques et technologies. Dès la définition de “cyborg” proposée par Nathan S. Kline et Manfred Clynes en 1960 dans un article sur les avantages de placer des systèmes humain-machine dans l’espace, l’imaginaire de science-fiction du corps hybride a pris une envergure internationale considérable. Les années 1980 ensuite ont détourné cet imaginaire « cyborg » scientifique et littéraire des mangas, Ghost in the Shell, de littérature de science-fiction, Blade Runner, Neuromancer, Schismatrix, et de leurs dérivés cinématographiques SF comme Terminator et Roboccop, avec la récupération de l’image par les cyber-féministes, sur le plan politique, dont le fameux « Manifesto for Cyborg » en fût le coup de départ (Haraway, , Butler, etc.), notamment suivi par le Testo Junkie (Preciado, 2009), révolutionnant les Gender studies par l’utilisation de la production pharmaceutique (le marché des hormones) afin de dépasser les dichotomies essentialistes comme nature/culture, homme/femme, pénis/chatte, beau/moche, esthétique/fonction et noir/blanc pour pouvoir contrecarrer le bio-pouvoir sur les corps humains, et leur assujettissement _ ainsi dans Testo Junkie l’anthropologue espagnole Preciado fait part de ses expériences hormonales et sexuelles, en assumant une nouvelle identité sexuelle à contre-courant des normes, hybride.

Si les discours de philosophie transhumaniste, mouvement de proue s’imposant dans la mise en place d’un imaginaire du corps hybridé aux technologies et aux techniques, supplantant l’humain, existe depuis les années 1980 avec Ray Kurzweil, N. Vita-More, universitaires du Massachussets Institue of Technology (MIT), N. Böstrom, P. Virilio, V. Vinge ou bien d’autres ; le moteur de recherche Google a d’ailleurs récemment décidé de parrainer la Singularity University, qui forme les spécialistes des NBIC (convergence de nanotechnologies, biologie, informatique et sciences cognitives, décuplant la puissance de la recherche et permettant des avancées spectaculaires). Le terme Singularity désigne le moment où l’esprit humain sera dépassé par l’intelligence artificielle, censée croître exponentiellement dès les années 2045 (Le Monde science et techno, avril 2013). De toute part une véritable effervescence a lieu, et l’hybride surgit de tout horizon, en position liminale entre la libération d’un imaginaire fantasque et une évolution réelle des techniques et des technologies permettant de modifier, contrôler, examiner, ajouter, augmenter le corps humain, et sa biologie dite naturelle. La première thèse d’anthropologie biologique recensée en France sur le corps hybride date de septembre 2010, De la reconstruction à l’augmentation du corps humain en médecine, cybernétique et bio-art (UMR6578/CNRS Nicogossian Judith, 2010), il est depuis frappant de constater le véritable engouement culturel à produire des discours sur le corps hybride. En philosophie française, contemporaine, le sujet et ses classifications fascinent avec J.-C. Heudin ou B. Andrieu, ou on souligne encore les effets illusoires de l’émergence du corps hybride, de l’avatar et du simulacre posthumain, avec J. Baudrillard, Jean-Michel Besnier, Alain Damasio pour ne citer que ces exemples. Une nouvelle fois, les titres sont évocateurs Les créatures artificielles, Robots et avatars, Mutations sensorielles, Devenir hybride, Les avatars du corps. Hybridités et Somatechnies et contribuent à développer et à nourrir l’imaginaire collectif. De même, radios, magasines, conférences universitaires congrès, abondent, à échelle internationale, mélangeant sur le plan de l’interdisciplinarité physiciens, roboticiens, cybernéticiens, artistes en bio-art, neurobiologistes, plasticiens et philosophes, et dont les titres se superposent les uns aux autres, L’homme 2.0: Jusqu’où? (Pour la science, éd. française de Scientific American, déc. 2012); Faire l’amour en 2050, (Usbek & Rica Le magazine qui explore le futur, mars-avril-mai 2013) ; Corps, humains, machines: le mélange des genres (Conférence-débat à la Bibliothèque universitaire des Sciences de Lyon, mars 2011); Après l’humain? (La revue cube, avril 2013); L’homme est un animal mythomane, (Radio France culture Babel Oueb la revue du web, janv.2013), etc.

Cette année en février 2013 le Science Museum de Londres a exposé un homme bionique baptisé Rex, d’un million de dollars, entièrement conçu à partir d’organes de synthèse et de prothèses robotisées _ avec notamment un pancréas, d’un rein, d’une trachée et d’une rate artificiels, et un système autonome de circulation sanguine [1]. J’ai été moi-même nommée en tant qu’anthropologue à collaborer pendant trois ans à la mise en place de l’exposition permanente sur la reconstruction du corps humain en médecine et sur son augmentation plastique, sur l’émergence de l’hybride, au Musée des confluences sur Lyon, anciennement Musée des sciences humaines, qui ouvrira ses portes début 2014. Le Human Brain Project quant à lui est un projet de recherche s’occupe d’une simulation du cerveau humain sur des super-ordinateurs, a reçu le prix de un billion d’euros de l’Union européenne en janvier 2013, afin de comprendre les mécanismes fonctionnels du cerveau humain et d’être capable d construire un cerveau artificiel. A Grenoble, le laboratoire Clinatec, centre de recherche biomédicale multi-projets orienté sur l’élaboration de traitements innovants pour les maladies cérébrales et neurodégénératives, issu d’un partenariat entre le CEA, le CHU de Grenoble et l’Inserm, se retrouvent pour développer “la médecine régénérative”. Tout un programme qui fait basculer l’homme dans une sorte de monde à la Philip K. Dick. Là-bas, le “patient volontaire” (date de départ arrêtée à février et mars 2013) se voit implanter dans le corps des nanotechnologies chargées de le guérir. Le nouveau projet de micropompe DELICE est en cours de validation en phase préclinique et doit être soumis à des essais cliniques. Il s’agit d’un dispositif implantable destiné à la délivrance locale de médicaments « Au sein de Clinatec, on parle interface, cerveau-machine, neuro-stimulation profonde, nano implants dans le crâne ».

Une interface cerveau-machine (BMI) est un système qui permet une communication directe entre le cerveau et un appareil externe (ordinateur). Les interfaces cerveau-machine médicales font légion, et notamment en santé. Ainsi en 2011 une nouvelle génération de tatouage électronique de l’épiderme ont vu le jour (Epidermic tattoos Dr John Rogers, University of Illinois), qui permettraient dans un futur proche de permettre aux médecins de contrôler leurs patients. Ces petits patchs d’épiderme peuvent détecter et enregistrer une série de signaux afin de contrôler la santé du cerveau, du cœur et des muscles sans installation de grosses machines utilisant des électrodes, du gel et du scotch, et même parfois des aiguilles. Fin 2012 la sécurité sociale en Angleterre parle de mettre en place un pilulier à ingérer (Ingestible Sensor Chip) qui lui permet de contrôler via un appareil externe la prise de médicaments remboursés des patients _ ainsi l’argent remboursé peut être réclamé en cas de non-prise. Quant à Microsoft, il a signé en janvier 2013 un brevet sur l’utilisation et l’exploitation de telles interfaces, qui vont concerner principalement le développement d’avatars et plus généralement du cybersexe en ligne. D’ailleurs au sujet des interfaces haptiques et en termes de cybersexe une société américaine Sinful Robot [2] promet la sortie d’un premier jeu de réalité virtuelle qui plongera le joueur dans un univers érotique où tous les fantasmes sont permis, et vécus “comme si vous étiez”. Avec l’aide des casques Oculus Rift qui seront bientôt sur le marché, la société espère lancer un premier chapitre de son univers dès le troisième trimestre 2013, gratuitement ou à un coût symbolique. la semaine dernière, début avril 2013, placardée dans tout Paris, la promotion du film de science-fiction _ affiches de la séries suédoise de Lars Lundström Real Humans (100% Humain), au sujet de la relation entre êtres vivants humains et machines, avec une frontière qui s’estompe là où l’amour s’en mêle. La liste de ces apparitions thématiques Homme/Machine est longue, et ne s’arrête plus jamais…

Les techniques et/ou technologies sur le corps humain de ce dessin-montage Il neige (2013) ne sont pas exhaustives, mais elles reflètent soit des premiers tâtonnements, soit des pierres angulaires et parfois de l’effervescence expérimentale dont elles sont l’objet, ainsi que des breaking points, des cassures épistémologiques dans le mouvement permanent de leur évolution culturelle, en présentant des idées du corps humain, d’une part les classifications des observations sur ce qu’est la norme, et d’autre part les évaluations axiologiques, précisant la valeur admise à la reconnaissance et à l’action nécessaire. De plus l’idée de la reconstruction normative de la nature en laboratoire conduit à des résultats inévitablement tronqués. La connaissance de l’état de santé et des états de maladie de la médecine entraine une situation polémique du point de vue de la théorie. Comment l’hybride s’impose-t-il progressivement, comment les apparitions de l’hybride change-t-elles notre rapport culturel au corps, mais également dans la réciprocité, comment notre rapport au corps induit-il une expérience hybride ? Nous avons par exemple, été récemment plongés au cœur de controverses au sujet d’Oscar Pistorius des jeux Olympiques (2006-2009), double amputé des jambes compensé par des prothèses en carbone et concourant dans la catégorie paralympique : avait-il le droit de concourir dans la catégorie normale ? Ses prothèses étaient-elles un avantage ? Cette dernière question sous-tendait implicitement une autre au sujet du statut de la catégorie paralympique, pourquoi était-elle toujours inférieure à la catégorie normale? Le corps reconstruit de la chirurgie plastique, sorti du laboratoire, n’était-il donc qu’une espèce d’entre-deux, supérieur à celui du handicapé non-reconstruit mais inférieur au corps normal ? La question du handicap est posée. Est-on « handicapé » lorsque la prothèse que l’on utilise est plus performante qu’un membre ou un organe « naturel » valide ? A partir de quel niveau de transformation la notion d’humanité est-elle bousculée ? Face aux performances de l’Homme de demain, ne sommes-nous pas tous handicapés ?Si nous n’abordons pas forcément dans l’hybride la notion de l’homme normal et celle du monstre, nous sommes amenés à définir l’hybride par une approche dialectique entre l’homme “normal” et l’homme “handicapé”, et ensuite entre l’homme sans adjonction technologique et l’homme-prothèse _ faudrait-il encore poursuivre cette dialectique de l’humain entre l’hybride et l’homme-clone et l’hybride et le robot, par exemple [3]!

[1] Aucun tissu humain n’entre dans sa composition
[2] http://www.sinfulrobot.com/
[3] Un grand nombre d’ouvrages scientifiques et/ou de représentations culturelles traitent le sujet, sur le fond de débats néo-darwiniens et néo-colonialistes, et encore sur le plan d’une science-fiction… qui se rapproche ‘voir le robot sexuel ROXXXY de 2010, à titre d’exemple, ou la série télévisée suédoise Real Humans, de Lars Lundström (2011).

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